Une grande figure de Labarthe-Inard : Jean Cazedessus
Une grande figure de Labarthe-Inard au siècle dernier : Jean Cazedessus (1875-1955)
Dans le quartier de la Pouche, à l’intersection de la rue des Pyrénées et de la rue du Barban, se dresse un majestueux bâtiment à plusieurs corps qui ne manque pas d’attirer l’attention voire la curiosité même des plus profanes. Bien que d’une apparence très ancienne, il est loin d’être vétuste puisque sa construction remonte à une centaine d’années, tout au plus. En fait, ce logis original et pour ainsi dire anachronique est à l’image de son premier propriétaire dont il est question ici; lequel l’a fait construire selon ses goûts et sa vénération profonde pour la culture classique et plus particulièrement l’antiquité et le Moyen Age qui se manifestent essentiellement dans cette architecture.
Jean Cazedessus était un Inardais de souche issu d’une famille bien ancrée dans le village et qui, comme tout un chacun dans l’ancien temps, vivait chichement du noble et rude travail de la terre…mais dont certains membres étaient assez futés pour s’impliquer dans les affaires communales. Je ne sais, malheureusement, rien de son enfance ni de sa jeunesse et je n’ai, retrouvé sa trace que dans une annonce du Manuel général de l’Instruction primaire de 1914 ayant trait à ses recherches de pinces romaines dans la région parisienne. Comment en était-il arrivé là, quelles études avait-il faites pour devenir instituteur? Une chose est certaine, elles avaient dû être sérieuses étant données l’étendue de sa culture, la somme de ses connaissances)…Et pour quelles raisons avait-il quitté sa région pour s’exiler si loin, près de Paris? Tout ce que je sais c’est que c’est là haut qu’il se maria à l’âge de quarante et un ans, en 1916. Et qui avait-il pris comme épouse? Une institutrice comme lui bien sûr…mais pas n’importe laquelle car, comme lui, elle était originaire de Labarthe-Inard, de la grande famille des Brun et des Sarradet…Par quel hasard s’étaient-ils retrouvés tous deux, si loin de leurs bases, en pleine guerre de 1914-1918? Mais peut-être n’était-ce pas tout à fait un hasard…Une chose est certaine, ils demandèrent sans tarder une affectation dans le Midi et, dès l’année suivante, ils étaient nommés à Lafitte-Vigordane près de Carbonne. Ils ne devaient jamais plus quitter le terroir qui leur était cher et, lui, s’attela immédiatement au projet qu’il devait ruminer depuis longtemps: construire le palais de ses rêves.
Il avait hérité à Labarthe d’un bien de famille certes modeste mais qui devait bien lui convenir pour cette réalisation. L’emplacement n’était pourtant pas idéal au bord d’une route assez passagère et, surtout, à proximité immédiate du chemin de fer; mais ce qui venait de ses ancêtres était sacré, il n’était pas question de le négliger. Et c’est ainsi que le quartier de la Pouche s’enrichit de ce nouveau bâtiment original.
J’ai mentionné plus haut sa passion pour l’Antiquité ce qui l’avait amené très tôt à entreprendre une collection de pièces romaines. Je suppose qu’il dut courir, sa jeunesse durant, officines, brocanteurs, marchés aux puces et autres bourses d’échanges ce qui lui permit d’acquérir la quasi-totalité des monnaies impériales: un véritable trésor d’or, d’argent et de bronze dûment authentifié et répertorié! Mais nimbé d’un voile de mystère…Une rumeur tenace dans son entourage laissait entendre que ce pactole avait été vendu à un riche américain pour une somme rondelette, laquelle lui permettait de subvenir largement au coût des travaux qu’il devait entreprendre. Surtout qu’il ne lésinait pas sur les moyens: il lui fallait les matériaux les plus nobles, les ouvriers les plus qualifiés; il préférait la pierre de taille à la brique ou au galet de Garonne, le chêne ou le merisier au frêne ou au sapin. Et j’ai cru comprendre que cela n’alla pas de soi, qu’il rencontra beaucoup de difficultés et qu’une bonne dizaine d’années furent nécessaires avant de pouvoir occuper les lieux dans des conditions juste acceptables… d’ailleurs cette maison fut-elle jamais finie ?
Lafitte-Vigordane était distant d’une cinquantaine de kilomètres de Labarthe. Je suppose que le problème des déplacements dut se poser très vite. Dans les années d’avant guerre quand je l’ai connu, il posséda une berline d’un rouge éclatant très rare à l’époque et qui ne passait pas inaperçue. La rumeur, toujours, prétendait qu’il n’avait jamais passé le permis de conduire…Je ne sais si cela était vrai mais n’aurait eu rien de surprenant de sa part: combien d fois l’ai-je entendu vitupérer contre les lois ou décrets qu’il jugeait absurdes et tout juste dignes de son mépris !
Ainsi jusqu’aux années de guerre, il aurait conduit sa voiture en toute illégalité peut-être, mais en toute sérénité sûrement… et je ne sache pas qu’il ait jamais eu la moindre anicroche, il est vrai qu’il ne devait pas être un fou du volant. Il a dû, en tout cas, beaucoup s’en servir pour se mettre en quête des professionnels les plus fiables, les plus consciencieux, en qui il pouvait avoir toute confiance pour satisfaire ses désirs… d’autant que l’on était dans l’immédiat après guerre dont beaucoup d’appelés n’étaient pas revenus et la main d’œuvre manquait cruellement. Comment parvint-il à trouver ce remarquable tailleur de pierre capable de façonner et d’ajuster ces quinze fenêtres à meneaux qui ornent ses façades ? Ou ce vitrier capable de les garnir de vitraux du plus pur style gothique? Je ne crois pas que, de nos jours, il serait possible de trouver un tel savoir-faire…
Le bâtiment était tel qu’en l’état actuel au début des années 1930 et se terminait par une longue cour qui n’a jamais été bien exploitée; notre homme ne devait pas avoir la fibre jardinière…
Justement qui était-il cet homme; j’oserais dire ce gentilhomme puisqu’il vivait dans le culte du passé? A priori, on aurait pu le croire égaré dans son siècle et beaucoup de ses contemporains le considéraient comme tel… En cette première moitié du XX° siècle, le milieu rural était encore solidement établi dans son terroir, il n’avait guère évolué et l’intellectualisme était mal compris, on le tenait à distance…Comment un brave paysan bien à l’aise dans son patois pouvait-il comprendre quelqu’un qui pariait le langage du XVII° siècle? Car c’est ainsi qu’il s’exprimait, ciselant ses mots et ses phrases au passé simple ou composé et à l’imparfait du subjonctif, la plupart du temps à la troisième personne et cela tout naturellement. Cette pratique de la langue était naturelle chez lui, sans le moindre pédantisme, sans la moindre condescendance; qu’il s’adressât à ses familiers, à ses administrés ou à ses collègues des sociétés savantes… aux adultes ou aux enfants. C’était d’ailleurs un sujet de dérision de la part de beaucoup d’esprits frondeurs qui essayaient de l’imiter maladroitement voire grossièrement… ce qui était un comble d’irrespect car il ne supportait pas la vulgarité, je ne lui ai jamais entendu proférer le moindre mot déplacé, la moindre injure et il rabrouait avec beaucoup d’ironie ceux qui en usaient ainsi envers lui, les traitant dédaigneusement de « barbares »! C’était tout simplement un esthète d’une grande culture, d’une grande courtoisie et d’une grande ouverture d’esprit, avec le plus grand naturel, sans la moindre prétention.
On l’aura compris, sa fréquentation n’était pas banale C’était un homme de belle prestance, grand et fort, à la moustache conquérante et à la tête chenue toujours coiffée d’un large chapeau qu’il ôtait toujours devant les dames, fussent-elles de modeste condition. Ce n’était pas chose courante chez les gens de Labarthe qui ne l’abordaient qu’avec beaucoup de circonspection. Même ceux de son âge qui l’avaient connu dans leur enfance gardaient une certaine distance. Sa conversation non plus n’était pas banale tant sur la forme évoquée plus haut que sur le fond, il ne supportait pas les futilités et il préférait carrément se taire que parler pour ne rien dire. Mais si on l’interrogeait sur les turpitudes de tel ou tel empereur romain ou les amours des rois de France, il était intarissable… Il avait beaucoup lut et il avait beaucoup retenu, c’était une encyclopédie vivante.
L’histoire focale l’intéressait particulièrement et il écrivit de nombreux articles dans les publications régionales, notamment dans la Revue de Comminges. Par ailleurs, c’est là qu’il publia à plusieurs reprises les résultats de ses fouilles préhistoriques qu’il avait entrepris très tôt dans toutes les grottes et abris des environs. Ce qui lui permit de récolter un grand nombre de vestiges en pierre taillée ou polie qu’il classait méthodiquement dans ses vitrines ce qui était très aléatoire car il opérait plus en collectionneur qu’en archéologue rigoureux. Il faisait malgré tout autorité parmi les rares spécialistes de cette époque où la Préhistoire était encore balbutiante. Je vois encore sa terrasse croulant sous le poids de ces galets laissés pour compte qu’il ne jugeait pas dignes d’entrer dans son Panthéon.
Ce qui le caractérisait essentiellement c’était sa passion pour les moindres restes du temps passé qu’il recueillait, nettoyait et analysait soigneusement. Il y avait de tout chez lui : un ensemble important de pièces romaines présentées en bonne place dans l’ordre chronologique (il faut croire qu’il en avait gardé un certain nombre); avec, en corollaire, nombre d’objets antiques, fragments de poteries ou d’amphores parfois reconstituées, lampes à huile, fibules, etc. Et aussi des bibelots dé diverses provenances, quelques bronzes et, surtout, de très belles faïences anciennes qui garnissaient les meubles et les murs, provenant pour la plupart, des ateliers régionaux de Martres et Valentine. Il avait même entrepris une collection de timbres dont il avait été déniché des spécimens très rares du Second Empire et de la Troisième République dans les ballots de vieux papiers que la papeterie du Vicomte recueillait d’un peu partout pour les recycler. C’est dire sa détermination ! Le revers de la médaille c’est que, totalement investi dans ses recherches diverses, il en était arrivé à se déconnecter du réel, à oublier le temps présent auquel il avait du mal à s’intéresser. Lui et les siens vivaient dans un inconfort peu digne du cadre qu’ils occupaient. Les hivers étaient rudes dans ce froid décor de marbres où le soleil ne rentrait que très parcimonieusement!
Jean CAZEDESSUS figure en bonne place dans la longue liste des maires de la commune. Il exerça son long mandat dans les années 1930-1940 ainsi que dans la période difficile de l’occupation jusqu’en 1947. Je n’ai jamais su pour quelles raisons il décida de s’investir dans cette tâche toute nouvelle pour lui et qui allait lui prendre un temps précieux. Il l’assuma, je pense, consciencieusement et j’ai le souvenir, entre autres, d’un grand projet qui lui tenait à cœur et qu’il parvint à concrétiser: tout simplement l’installation d’un certain nombre de lavoirs dans quelques points névralgiques du village, permettant ainsi aux ménagères de laver leur linge à proximité de leur domicile. En l’occurrence, il était bien intentionné mais pas très visionnaire; l’avènement de la machine à laver allait vite les rendre obsolètes et je crois bien, qu’aujourd’hui, il n’en reste aucun vestige.
A partir de 1940 la situation se compliqua avec la gestion de la pénurie, les cartes d’alimentation, les bons d’essence et donc les doléances des uns et des autres…Il avait des opinions très tranchées sur la politique même si la « T.S.F »n’avait pas droit d’entrer chez lui et si je l’ai rarement vu plongé dans un journal autre que littéraire ou historique. Bien qu’il connaisse parfaitement les faits et gestes des grands de ce monde : rois, reines, princes et courtisanes ce fut un républicain convaincu et même très progressiste. Il ne cessa d’entrer en rébellion contre le régime de Vichy et l’occupation allemande, souvent très imprudemment en cette époque trouble. Il alla jusqu’à héberger et cacher chez lui un couple de Juifs qu’il réussit à sauver de la déportation…conscient de la portée symbolique de cette action humanitaire mais totalement inconscient du grave danger qu’il courût. Son intermède, plus long qu’il n’aurait voulu, dans la gestion des affaires municipales prit fin en 1947. Il était âgé de soixante- douze ans et je pense qu’il fut bien aise de retrouver ses chères vieilles habitudes…qu’il n’avait, à vrai dire, jamais tout à fait abandonnées.
Tel fut ce personnage dont le moins que l’on puisse dire est qu’il n’était pas ordinaire. Sa grande culture englobait tout à la fois les arts, les lettres et les sciences. Un humaniste en somme qui régla sa vie à la hauteur de ses ambitions sans jamais douter de lui-même. Ce qui n’excluait pas quelques ostracismes: pour lui la littérature n’allait pas au-delà de Victor HUGO et, en bon disciple de MOLIERE il n’avait aucune confiance dans la médecine. A ma connaissance il ne consulta jamais un docteur, il n’avait pas assez de mots pour les brocarder…Une autre rumeur qui avait toujours couru dans le village assurait qu’il était aussi poète. Elle devait certainement émaner de lui-même puisque, à la fin de ses jours, il publia, à compte d’auteur, la somme de tout ce qu’il avait composé dans son ouvrage intitulé L’Ombre de l’Amour. Y sont présentés quelques deux cents sonnets rythmés, rimés et ciselés à la manière des poètes symboliques du XIX° siècle bien oubliés aujourd’hui. Il s’en dégage, et c’est inattendu de sa part, un érotisme gentil et raffiné où son hédonisme et ses phantasmes se révèlent complaisamment… Je ne crois pas qu’il en vendit beaucoup mais cela avait-il une grande importance? Peut-être y en a-t-il encore quelques exemplaires oubliés qui traînent dans certaines chaumières ! Jean Cazedessus n’avait aucune prétention ni matérielle ni spirituelle; libre penseur déterminé, il mourut comme il avait vécu dans la plus grande sérénité, dans sa quatre vingtième année. Reste de lui cette belle et grande bâtisse du quartier de la Pouche qui, si elle a perdu tous ses trésors, a gardé un peu de son âme…et fait, j’en suis convaincu, le bonheur de ses nouveaux occupants.
Louis Dauban.